Retour

 

 

 

Les beaux yeux

 

 

 

 

Au coeur de la cité (la cité étant immense, pourrait-on dire dans un de ses coeurs ? Nous dirons dans une de ses artères les plus vivantes) une large avenue bordée d'arbres montait droit vers un quartier de jardins et de monuments impérissables. D'innombrables boutiques de vêtements, souvent luxueuses, des cafés à terrasses vitrées, de petits commerces ambulants s'étageaient tout au long de la montée, certains jusque sur les trottoirs.

Une foule dense et affairée se hâtait là, courant vers des occupations assurément très importantes. Ou bien des myriades de badauds, de promeneurs, de désoeuvrés musaient le nez en l'air, le nez aux vitrines, l'oeil intéressé par les camelots et les vendeurs à la sauvette. Des marchands de glaces ambulants étaient le point de départ de longues files de gourmands qui supportaient mal la chaleur. Le tout dans le vacarme bariolé d'une ville sûre d'elle-même et de son éternelle jeunesse.

De place en place de jeunes ou vieux idéalistes, à pied, à vélo, haranguaient quelques minutes durant des attroupements rigolards et sceptiques. Juste quelques minutes, avant que n'arrivent les uniformes bleus sanglés de blanc de la police urbaine.

Parti de la place au bord du fleuve, tout en bas, je remontais l'avenue pour me rendre dans une grande librairie très fréquentée des étudiants. On y dénichait véritablement de tout, des textes introuvables dans nul autre endroit, des livres religieux, des ouvrages érotiques rares, des opuscules publiés à compte d'auteur à si peu d'exemplaires que c'en était presque des inédits. J'y passais assez souvent pour saluer un de mes amis qui travaillait là, vendeur à l'un des étalages extérieurs, sorte de bouquiniste industriel. Attentif à tout, à la caisse, aux livres qui disparaissent subrepticement dans une poche, aux resquilleurs qui lisent sur place sans acheter, aux belles filles qui passent. Simon, à cette époque, aimait à voir du monde, beaucoup de monde autour de lui.

Simon travaillait là toute la journée et passait ses nuits à écrire. Il avait souvent l'air fatigué. Il rêvait d'avoir un jour le Goncourt et prétendait avoir des accointances dans le milieu littéraire. Pour lui, la solution à tous ses problèmes consistait en une petite vie provinciale, loin des tentations de la ville, ce qui lui permettrait de consacrer tout son temps à la littérature. De temps à autres il enverrait un ouvrage à son éditeur, qui lui enverrait un chèque en retour. Important si possible. Et là, dans cette retraite, les journalistes et la télévision finiraient par se presser à sa porte. Il ne les recevrait que parfois, de loin en loin, pour conserver une certaine popularité mais aussi une certaine part de mystère. Simon était un personnage attachant. Je n'ai jamais rien lu de lui.

Je n'avais pas parcouru la moitié du chemin que je fus hélé, car il y a toujours sur cette voie quelqu'un que l'on connait, par un de mes amis. Disons plutôt par une connaissance. Claude, que je n'avais pas vu depuis plusieurs semaines.

Bien sûr, on s'engouffra dans un café. Bien sûr, on se mit à parler de tout et de rien, surtout de rien. D'un concert auquel nous étions allés tous les deux le même jour sans le savoir, de la dernière voiture à la mode, quelques histoires drôles, de sport (nous n'en pratiquions ni l'un ni l'autre mais nous en parlions fort bien), de la ville immense et plutôt étouffante par cette matinée de fin de printemps.

Claude me dit qu'il allait bientôt partir pour la campagne, quelques jours. Son oncle avait une façon particulière d'étouffer les pintades et les pigeons dans un verre d'Armagnac, que toute la viande est imprégnée du goût de l'alcool, que c'est vraiment divin, mais imagine un peu la quantité qu'il en faudrait pour faire la même chose avec un cochon ! On rit. Je décrivis le porc se noyant dans une piscine de liqueur. Quelqu'un m'avait raconté qu'on tuait les poules en leur arrachant la langue. Claude n'y crut pas. D'ailleurs, moi non plus.

On se quitta en se promettant de se revoir bientôt. Sans véritablement l'intention de le faire.

Je continuai mon chemin, jouant parfois des coudes pour avancer dans la foule à la densité hétérogène. Un type provoquait un rassemblement en faisant une démonstration de verre soufflé sur une table de camping qu'il avait apportée. Je m'arrêtai, un peu à l'écart. Cela avait un petit intérêt. L'homme obtenait quelques objets amusants, des animaux assez jolis ma foi, des fleurs plus discutables.

"Vous êtes du quartier ?"

La voix derrière moi était douce mais ferme. Une voix jeune, une belle voix de fille qui n'a peur de rien. Elle s'adressait à moi.

Je me retournai avec un sourire. C'était une bonne idée car la fille était jolie. Elle répéta sa question.

"Euh, non. Mais je viens souvent ici."

Elle portait sous le bras une liasse de revues. Elle me les tendit.

"Je fais partie d'une association.." (Aïe, elle voulait me vendre quelque chose) "qui s'occupe de promouvoir la littérature contemporaine et les jeunes poètes."

"Oui ?"

"Et nous éditons tous les mois cette revue.."

J'y jetai un bref coup d'oeil et reportai aussitôt mon regard sur le minois de la demoiselle, qui était beaucoup plus joli à contempler que les affreuses couvertures monochromes de ses revues. Décidément, je n'arriverai pas facilement à la librairie où travaillait ce pauvre Simon.

".. vendons aux amoureux de la poésie et des lettres."

Son laïus sentait le par-coeur à plein nez. Et j'en avais certainement manqué une partie, occupé que j'étais à détailler son visage.

"Je ne sais pas lire !"

Son menton descend d'un centimètre tandis que se yeux s'écarquillent. Puis elle rit, comprenant que je plaisante.

"Désolée, nous n'avons pas les moyens d'y mettre des images."

J'appréciai la répartie.

Elle me tendit un ouvrage, me montrant le sommaire, expliquant que ce mois-ci il y avait des nouvelles, des prises de position, de la poésie d'avant-garde. Je lus quelques lignes.

"Désolé, je n'ai pas un sou sur moi." Cela n'avait rien d'intéressant.

Je lui souris encore et tournai les talons en disant "Au-revoir, une prochaine fois, peut-être", pour continuer vers le haut du boulevard.

La fille me rappela alors que je n'avais pas fais trois pas.

"Quel dommage ! vous avez de si jolis yeux !"

Ça me sécha sur place. Elle était bien bonne, celle-là. Je lui fis face en rigolant.

"C'est un peu fort, tout de même ! Plutôt bizarre, comme méthode de vente ?"

"Non, non. C'est pas du tout ça."

"Allons, tu penses pas que je vais te croire ? En disant un truc pareil tu espères bien que je vais me laisser embobiner et finir par prendre un de tes trucs."

"Je t'assure, je le pense. Je te vendrai sans doute pas la revue, tant pis."

"Alors ?"

"Alors t'as vraiment de jolis yeux."

On ne m'avait jamais dit ça.

"Personne ne te l'a jamais dit ?"

Je m'installai sur mes deux pieds pour rester quelques instants. Après tout, la fille était jolie, sympathique. On discuta un petit moment.

"On peut se revoir ?"

"Je suis là tous les matins avec mes bouquins. Il faut bien les écouler une fois qu'on les a imprimés."

Eventuellement, cela pouvait devenir le début de quelque chose, avec les yeux magnifiques que j'avais. Je repartis le coeur léger vers la librairie, la revue sous le bras.

Les gens avaient l'air plus aimables que tout à l'heure, les voitures faisaient moins de bruit. Au feu rouge, je manquai me faire écraser en traversant quand il ne fallait pas.

J'aperçus Simon à son étalage et lui fit signe en agitant le fascicule. Il me vit en même temps, marqua une demi-seconde d'arrêt et hurla de rire, faisant se retourner cinquante mètres de trottoir encombré. Comme je m'arrêtai, interdit, il plongea la main sous sa caisse et en ressortit le même ouvrage en criant : "Toi aussi, tu as de beaux yeux ?"

 

Je revis souvent Nathalie, nous passâmes des heures à discuter littérature sur un coin de trottoir. Je ne la vis jamais que là. Je n'ai même jamais su son patronyme. J'avais déjà écrit, comme ça, pour m'amuser, quelques petites nouvelles insolites. Je proposai mes textes. A force d'insister, ses copains acceptèrent de les publier. Elle servit d'intermédiaire. Je ne rencontrai jamais personne d'autre de ce club semble-t-il très fermé. Peut-être que je n'avais pas vraiment essayé de m'y introduire.

Quand je quittai la région, j'avais eu le plaisir de voir deux de mes nouvelles publiées dans ce magnifique ouvrage vendu à la sauvette sur le trottoir du boulevard, par une jolie fille qui avait le sens du commerce.

Mais les fabricants de la revue avaient oublié de mettre ma signature sous mes textes. Anonyme. Je n'en ai même plus à présent un exemplaire et j'ai perdu les manuscrits. Impossible de me rappeler à quoi ça ressemblait. C'était sans aucun doute très mauvais.