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Une Oraison funèbre.

 

 

 

Midi. J'entre au café des Sports où certainement aucun sportif n'a jamais mis les pieds. Patrice est au bar, sur un tabouret de bar, discutant avec le patron du bar.

Patrice n'est pas à proprement parler un athlète. Un mètre soixante dix-huit, cinquante quatre kilos tout rond. Ce qu'on pourrait appeler un "embonpoint négatif". Son grand nez s'avance au milieu d'un sourire éternellement goguenard et ses yeux pétillent de malice. Mais son visage ne resplendit pas de santé. Quoiqu'encore jeune, on sent qu'il a beaucoup vécu, de petits boulots et de petites rapines. Il n'a sans doute jamais été vraiment alcoolique mais a dû s'adonner dans le passé à des substances moins légales que le pastis et le bordeaux supérieur.

Il m'aperçoit, se marre, et m'adresse d'une voix forte un "Salut ! viens t'asseoir, mon cher. Abreuve toi et apprends moi quelque nouvelle".

Je m'empare du seul tabouret restant et fais comme il dit. En fait de nouvelle je n'ai à lui annoncer que la mort d'un ami commun.

Marcel, le patron, nous jette un regard en coin et pouffe. Il connaît la scène pour l'avoir déjà vue plusieurs fois. Elle s'adresse plutôt aux clients de passage.

J'annonce donc : "Gégé est mort lundi, j'arrive de son enterrement". Sans lever les yeux, je sens les regards des autres consommateurs se tourner vers nous, intéressés. Patrice pige tout de suite et son sourire s'efface. Il est capable de prendre à volonté et instantanément une mine de six pieds de long.

"Mince alors ! C'était pourtant un type super ! Tu parles d'une nouvelle ! Pauvre Gégé."

Marcel essuie des verres, qu'il retourne quatre cent cinquante fois dans son torchon. Il observe la suite.

Dans un coin du bistrot une énorme mouche noire en profite pour faire entendre un zonzon énorme et incongru qui troue brutalement le silence qui s'est formé. Patrice tourne un instant la tête. Moi aussi. Les autres types font de même. On va essayer de ne pas rire.

"Ce pauvre Gégé, tout de même !" Patrice reprend le fil de l'histoire.

"Tu l'as dit. Il était toujours prêt à rendre service. Et même, parfois, à des types qu'il ne connaissait pas."

"Et puis d'une gentillesse ! Jamais un mot plus haut que l'autre. On aurait pu croire que rien au monde n'était capable de le fâcher."

Je fais une moue affirmative et secoue la tête.

Il continue : "Ouais, je me rappelle une fois, ici même, à la place où je suis assis.." -il laisse la phrase en suspens pour engloutir sa bière- ".. un routier lui avait cherché des crosses pour je ne sais quelle histoire à la noix. Et bien il n'a rien dit du tout. Il est même resté poli. T'as qu'à voir !"

Je vois, en effet. Les autres consommateurs voient aussi, assurément, puisqu'ils hochent la tête comme un seul homme. Il y a certainement dans leur vie quelque routier qui leur a cherché des crosses un jour où l'autre. Et ils ne sont pas forcément restés polis.

Je reprends : "C'est comme quand sa femme est partie : il n'a rien cassé, y a pas eu de coups, pas de fusil, il a été très classe."

"Ça c'est vrai. Il lui a tout laissé, même les gosses."

"Oui, et puis la télé, le magnétoscope, la chaîne, tout."

"Tu te rends compte, il a gardé que le minimum pour dormir et se faire à manger. Ça c'est un type qu'avait du coeur."

Un seul des autres hoche la tête. Lui, il a sans doute tout gardé ! Ses compagnons de bar le regarde un instant. Il s'en aperçoit et relève le menton. Les autres n'insistent pas.

Petit silence. La mouche en profite pour se faire à nouveau entendre. Marcel agite un torchon trempé dans sa direction mais elle s'en fout bien. Les mouches ne respectent rien.

Patrice à l'air de plus en plus attristé. Moi aussi mais cela m'est plus difficile qu'à lui.

"Pourtant ça a été dur. Ils étaient mariés depuis quinze ans." Ceux du fond hochent encore la tête. Quinze ans ça fait long, c'est sûr ! L'un dit : "ça arrive." Je le foudroie du regard. Patrice se retourne et le considère comme un qui vient de marcher dans une déjection canine et regarde son pied collé à terre avec un étonnement mélangé de haine. Ceci devrait nous débarrasser de toute tentative d'intrusion.

Une jeune femme superbe passe dans la rue. Jupe courte, bas sombres, décolleté avantageux. Sept paires d'yeux la suivent. On va perdre le fil de l'oraison et l'attention de notre public, il faut s'y remettre sans attendre.

"Pauvre Gégé, quand on y pense !"

C'est reparti.

"Tu sais, jamais il n'a abandonné un pote. Il passait souvent chez moi, à une époque."

"Oui, je sais. Surtout à l'heure de l'apéro." Je manque m'étrangler mais je garde le calme. Sinon tout foire.

"Il était comme ça, Gérard. Ça empêche pas que c'était gentil de passer."

"Bien sûr. Et l'apéro, pour les copains, c'est sacré."

Re-silence. La mouche noire fait un festival. Marcel hausse les épaules. C'est un type extraordinaire. Avec un physique dans le genre beauf, mais extraordinaire. Il est d'un flegme indéfectible. Sa moustache noire abondante se voit plus que son nez au milieu de sa figure. Des yeux quelque peu globuleux lui donnent l'air d'un ruminant. Et d'ailleurs on dirait souvent qu'il rumine, toujours à mâcher un chewing-gum. Il dit que c'est pour éviter de fumer. Il aura sûrement des ulcères, dans peu d'années.

Les clients du bar attendent la suite.

"Sauf la fois où il a tout cassé dans le bistrot du père Ramat parce que l'autre prétendait qu'il était déjà plein et qu'il voulait plus le servir."

Voilà qui est assené. Patrice y va fort. On nous regarde tout à coup avec comme un imperceptible froncement de sourcils.

"C'était quand même pas souvent."

"Oh, tu sais, ça arrivait bien. D'ailleurs c'est de ça qu'il est mort."

"Cirrhose ?"

"Cirrhose !"

"Ça m'étonne pas vraiment."

Cette fois les regards sont franchement curieux. Marcel a un truc urgent à faire à l'autre bout du comptoir. Mais il continue d'écouter de loin. Et de guetter les réactions de sa clientèle. Un petit bonhomme entre deux âges nous scrute avec obstination. Il va être servi.

"C'était un brave type mais il picolait quand même un peu."

"Tu peux le dire ! En fait on l'a pas souvent vu à jeun."

"Profession : pilier de bar !" On se marre un peu.

Nos auditeurs se regardent. Le changement de ton les déconcerte. La mouche s'est tue, assommée sur la vitre sale.

"Ouais, un poivrot pareil, si c'est pas malheureux. Sa pauvre femme a eu bien du courage de rester si longtemps."

"Surtout qu'en plus il la battait."

"Oh ! pas tous les jours, il faisait des poses."

"Et puis c'était plus souvent les enfants qui prenaient."

Ça marche bien les gosses battus. On est forcément un sale type quand on s'attaque aux enfants. Mais ce n'est pas tout.

"Au fait, il t'avait rendu ton pognon ?"

"Ah, t'étais au courant ?"

"C'est Bernard qui me l'a dit. Il lui en devait pas mal, à lui. Et tu sais à quoi il a servi ce fric ? A partir quinze jours sur la Côte d'Azur avec une poule. Une espèce d'affreuse grosse blondasse avec des seins comme ça." Il avance les mains devant son buste. On dirait qu'il tient dans chacune un ballon de football. Puis reprend : "Alors que toute sa famille restait à passer l'été dans la cité."

"Je savais pas que ça s'était passé comme ça. Il m'avait raconté que sa femme l'avait foutu dehors !"

"Quel salaud ! D'ailleurs sa femme elle était pas blanche non plus. Tout le monde lui est passé dessus. Si je te racontais ce qu'on a fait, un soir, avec Philippe et l'autre garce..."

"C'était quand même un beau dégueulasse !"

"Ouais, ça en fera un de moins."

Les spectateurs acquiescent gravement. Ulcéré, le petit bonhomme entre deux âges jette une pièce sur la table et sort.

Marcel s'approche, hilare. Il pose deux verres pleins devant nous et profère dans un rire : "Bravo les gars, c'était très bien". Et nous buvons à la santé de ce Gégé qui n'a jamais existé.

 

On évite de regarder les trois types qui restent au comptoir, médusés.

 

© Henri-Pierre Juguet