Retour
 


MANCHOTS



Il se dandine d’une patte sur l’autre.


Il y a les cris, les éclairs de plumes mouillées, les cris, l’odeur, les cris et les appels, le piétinement, le bruit incessant et l’odeur, des milliers, des milliers d’autres, qui se balancent, qui crient, qui appellent, qui sentent, l’eau qui ruisselle, et le froid, le froid qu’on aime tant qu’on est blotti au fond des plumes épaisses, là d’où suinte l’odeur forte, là où nous sommes seuls au milieu des milliers, avec notre odeur, nos pattes sur le sol froid, nos appels, nos cris, nos reconnaissances et les milliers de pattes qui piétinent la boue, dans l’odeur, le guano, les cris assourdissants, les bagarres.....


Il se dandine, et tend son bec et son regard vers la mer où flottent les grandes îles blanches sous lesquelles vit le krill nourricier, abondant, grouillant, croustillant.


Dans les cris il y a comme un rythme, dans les appels une mélopée qui transparaît, filigrane sonore, transparence des sons les plus ténus qui s’imposent dans le vacarme. Un chef d’orchestre improbable tente d’imposer l’élan, qui s’éparpille pourtant en multitude de mouvements contradictoires et qui s’annulent. Dans les cris, les appels, dans les odeurs qui se mêlent il y a la puissance du nombre et l’impuissance de la dispersion. Seul un grondement sourd, perception à un degré supérieur, répond à l’attente collective de fusion dans la scansion. Mais c’est imperceptible à qui ne le sait déjà.


Il se dandine de plus en plus vite, son cou se tord, tendant son bec, assourdi bientôt par l’humble et tenaillante sensation. Le sang dans ses veines tourne plus vite. Une envie.


Un mouvement se dessine, un mouvement du cou, des milliers de cous, des milliers de becs, des milliers de pattes qui se tournent toutes vers le même horizon. La colonie frémit d’une seule agitation, d’un tremblement qui naît au coeur du coeur de là où c’est chaud tandis qu’il fait froid autour, du fond de l’usine individuelle. Les pattes martèlent le sol, faisant gicler la boue, le guano, les petits pierres. Le dandinement s’accélère, les corps se frôlent, se choquent, se bousculent, il y a des cris, toujours des cris, l’odeur monte, l’air tremble au-dessus, la descente commence vers l’eau, doucement, foule compacte qui coule en moutonnant, avec les appels encore, les cris toujours, l’odeur qui suit, l’odeur qui vibre autour, la boue, les pierres qui roulent, le guano qui glisse.


Il se dandine, se balance, il va partir, il suit la multitude, l’innombrable, le courant, la musique sourde et rythmique des milliers de pattes et de becs qui claquent, la piste des cris et celle de l’odeur, le mouvement s’accélère, on file, on glisse, on dérape, on se pousse, se presse, rien ne compte qu’arriver, de rejoindre l’eau, les poissons, le krill, c’est l’affolement des foules. En des gerbes irisées, la colonie de manchots plonge à l’heure du repas. Les poissons, les crevettes, tous les petits êtres de la mer cèdent à la panique.


Au même moment, sur le côté, se réjouissent les phoques affamés...


Est-ce ainsi que va toujours la vie ?




03 et 04 février 2005


© Henri-Pierre Juguet