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Mademoiselle

 

Le bal de campagne commence à vingt-deux heures précises. C'est à dire que les musiciens montent sur la petite estrade et commencent à jouer à vingt-deux heures précises. La fête proprement dite, qui dure deux jours pleins et dont ce bal est l'aboutissement de la première journée, secoue le village depuis le matin.

C'est un village dans une campagne perdue du bas-Limousin, pays de moutons et de gens simples. Les prés sont morcelés en d'innombrables parcelles parfois minuscules et presque toujours entourées de haies vives. Ces haies, associées à l'exiguïté des terrains, font qu'à un moment ou un autre de la journée, les pâtures sont à l'ombre. Et comme cela sent l'eau qui sourd de partout, l'herbe n'est pas complètement brûlée au coeur de l'été mais bien verte encore, et drue.

Le principal habitant du pays est le mouton. Il s'ennuie par troupeaux entiers entre les buissons d'épineux qui le contiennent, mâchonnant, broutant, parcourant la prairie à pas lent, le nez collé au sol. Ou bien il se couche en repliant sous lui ses pattes osseuses et attend patiemment que la faim le reprenne, en rêvassant à Dieu sait quoi. A quoi peut bien rêver un mouton ?

Ou alors une mouche l'effraye tandis qu'il s'est éloigné de quelques mètres de ses congénères. Soudain il prend peur et se met à détaler en direction du troupeau en faisant un bruit sourd de ses sabots étroits. Les autres le voient courir. Ils s'imaginent le pire, les vieilles peurs ataviques leur remontent du ventre, il faut fuir. Et tout le petit monde descend jusqu'à la haie en galopant à qui mieux mieux, sauve-qui-peut général, bêlements stupides et angoissés. Arrivés à la haie, vite arrivés, ils bifurquent brutalement, la longent un instant puis repartent vers le haut. Après quelques mètres, comme on n'a pas encore vu l'oreille d'un loup, on s'arrête aussi soudainement qu'on s'est mis à courir. A quelques pas à peine de l'endroit d'où l'on est partis moins d'une minute plus tôt. Et les bêtes se remettent à brouter tranquillement comme si rien ne s'était passé. Ils n'ont même pas eu le temps de s'essouffler. Ce manège imbécile se répète cinq ou six fois dans l'heure. Ça les occupe. Le mouton est un animal peu regardant sur la qualité de ses loisirs.

Les grands travaux de culture du début de l'été terminés, moissons et foins, les gens du pays n'ont plus grand chose à faire jusqu'aux regains. Alors le village s'est doté d'une fête pour s'occuper dans la morne moiteur de la saison.

Les réjouissances commencent le matin par le défilé des enfants déguisés. Ils tournent autour de la place, vaste et plate, bordée de quelques arbres chétifs et de quelques maisons basses. Au centre, il y a deux ou trois stands, deux ou trois buvettes, le chapiteau de bois et de toile qui abritera les bals du samedi soir et du dimanche.

Quand les enfants ont bien couvert leurs vêtement de poussière, les mères les récupèrent avec force cris et promesses de fessée, tandis que les pères s'accrochent aux buvettes et racontent toutes les histoires salées qu'ils ont pu apprendre depuis la fête de l'an dernier. Cela ne fait de mal à personne, et puis ça met dans l'ambiance du jour.

Vers la fin de la matinée, on réunit les volontaires du comité des fêtes. Il n'y a pas à les chercher loin, car c'est ceux-là même qui s'accrochaient au bar quelques minutes plus tôt. Ils dressent au milieu de la place de grandes tables que les femmes, ayant laissé les enfants sous la garde des grand-mères, couvrent de nappes en papier blanc, d'assiettes en carton et de gobelets en plastique. On apporte son couteau. Le repas de midi est pris là par toute l'assemblée villageoise et le plat unique est un véritable rituel : la sauce aux lumas.

Lumas est le nom vernaculaire de l'escargot. Mais cela ne change rien à l'animal.

De grandes bassines arrivent, emplies d'un brouet brun où nagent pêle-mêle des morceaux d'ail, des escargots, des coquilles, des brins de persil et je ne sais quoi d'autre. De grandes louches plongent dans le brouet et versent dans les assiettes de pleines louchées de cette cuisine. De grosses mains rompent de larges morceaux de pain et de larges bouches engloutissent des myriades de gastéropodes nageant dans leur jus. C'est la Sauce aux Lumas, arrosée d'une effroyable piquette du pays d'un rouge violacé profond comme de l'encre. Des nuages de gouttes de sauce tachent les chemises blanches et les pantalons du dimanche, au milieu des vociférations et des bruits de succion.

L'après-midi se passe à bavarder, à jouer aux boules, à s'accrocher à la buvette, à proférer des rodomontades, à éructer bruyamment, à énoncer des vérités définitives, à s'accrocher à la buvette, à pisser derrière les arbres, à revenir à la buvette. Puis on rentre dîner à la maison, on couche les plus jeunes, toujours sous la garde des grand-mères, et c'est l'heure du bal.

Le bal, c'est une organisation spéciale. Ce ne sont pas les mêmes volontaires que pour dresser les tables : ce sont des volontaires plus importants. Pas forcément plus volontaires, mais certainement plus importants. C'est que le bal ça coûte des sous, ce n'est pas une affaire mineure. Et puis il y a le prestige. Etre de ceux qui organisent le bal, traitent avec les musiciens, louent le chapiteau, hein !, c'est comme une lettre de noblesse de la fête villageoise.

 

Dans ce petit village perdu, le rituel est toujours le même. Vers huit heures du soir on installe sur des trétaux quelques planches surmontées d'un calicot portant l'inscription "Au Bar des Danseurs" (l'été est toujours chaud dans ce pays, il ne faut pas rater une occasion de se rafraîchir). Juste à la porte du chapiteau. Les autres comptoirs sont démontés, pour ne pas faire concurrence car les bénéfices de ce nouveau débit (et quel débit !) vont directement au Comité des Fêtes, qui pourra ainsi organiser les festivités de l'an prochain. Les lumières sont à peine installées qu'arrive un personnage qui m'a fasciné dès le premier jour que je l'ai vu.

Imaginez un tracteur agricole délabré, pétaradant, se déplaçant dans un nuage de fumée. Sa peinture ne couvre plus la rouille que par endroits. On devine qu'elle fut rouge, de ce rouge particulier qu'avaient les tracteurs il y a déjà fort longtemps. On le croirait sorti d'un vieux film italien.

Son conducteur, son pilote, déboule sur la place dans une gerbe de poussière, freine des quatre roues, et s'immobilise à deux mètres du bar de fortune à l'issue d'un dérapage digne d'un meilleur rallye automobile. La remorque portant les caisses de boisson, les caisses de glace, deux ou trois ballots de paille, deux ou trois ballots tout court et quelques garnements du pays, oscille un instant comme en équilibre instable, se demandant si son rôle dans cette comédie n'est pas de se renverser. Puis s'équilibre et reste sur ses roues. Le pilote descend de l'engin.

C'est une femme. Ou plutôt un être enregistré à l'état-civil comme étant de sexe féminin. D'aspect sale, vêtue de hardes, sèche, anguleuse, maigre, le visage osseux. Agée de plusieurs décennies sans qu'on puisse préciser combien, il semble qu'elle n'ait jamais pu être jeune ni belle. De gros yeux d'un bleu sombre trouent sa face rougeaude aux traits déformés par l'alcool. Quand elle lance un bonjour à la cantonade c'est d'une voix éraillée, vulgaire et poissarde, rauque et qui vous écorche les oreilles. Je regardai la scène, éberlué par le personnage inattendu et pittoresque.

C'est alors que les gens du village, et même les plus importants, s'avancèrent vers elle pour la saluer.

"Bonsoir, Mademoiselle".

Je réalisai à ce moment qu'il y avait un mystère dans cette souillon. Car le ton était presque déférent ; le M de Mademoiselle était majuscule, une grande majuscule. Aucun signe d'ironie ni de raillerie, seulement comme un mélange de crainte respectueuse devant cette sorte d'épave humaine et son étrange équipage, de la part de ces hommes forts et rusés, matois, calculateurs, de ces gaulois issus du fond des âges, attachés à leur glèbe depuis plus de deux mille ans et qui ont tout vu passer : les romains, les hivers rigoureux, les hordes barbares, les pluies torrentielles, les arabes, les famines, les dragons de Louis quatorze, les pestes, et d'autres non moins impressionnants. Un ou deux allèrent jusqu'à soulever leur casquette, ce qu'on ne fait plus même devant le curé.

Il y eut un instant de grâce l'espace d'une seconde, l'aile d'un ange semblant couvrir la place poussiéreuse de son ombre tiède, puis, d'un juron formidable hurlé à plein gosier, le personnage exhorta les paysans à décharger la remorque et à "foutre toutes ces putains de conneries à la buvette au lieu de rester là à rien branler, bordel".

Ils s'exécutèrent, et moi je regardai la scène comme si un film se déroulait devant mes yeux, passablement intrigué.

 

Je revins les années suivantes à la même époque dans ce village du bout du monde et la même pièce se déroula exactement de la même façon sur la même scène. Je passais de plus en plus de temps dans le pays ; je finis par y connaître des gens, des paysans, hospitaliers une fois qu'ils ont compris que vous n'en voulez pas à leur bien, un notaire campagnard comme on dit un médecin de campagne, chez qui je logeais lors de mes visites, le maire du lieu -maire de père en fils, tenancier de l'unique bistrot et plein de ruse derrière sa moustache jaune et jamais taillée, surmontée d'un regard malin toujours à l'affût.

Cet homme se faisait appeler Maxime, prénom rare et ambitieux (je crois que c'était vraiment le sien) et il était au courant de tout ce qui se passait, ce qui c'était passé, et probablement d'une partie de ce qui allait se passer. Il semblait vouer à Mademoiselle un grand respect et presque une admiration. Son estaminet devint mon quartier général, j'y eus ma table attitrée, mon propre verre, mes habitudes. Mes amis et mes ennemis.

Je manoeuvrai patiemment et devins assez proche de Maxime pour qu'il me fît parfois des confidences.

Et toujours cette Mademoiselle, que l'on pouvait rencontrer à diverses occasions, figure du pays, m'intriguait au plus haut point. Il fut facile de savoir qu'elle résidait dans un vieux château délabré, qu'elle n'avait que son tracteur pour tout véhicule, qu'une vieille servante qu'on ne voyait qu'une fois ou deux l'an vivait avec elle. Son nom fut curieusement plus difficile à obtenir. On me répondait évasivement : "on dit Mademoiselle ." Comme s'ils avaient voulu que je n'entrasse pas dans leur secret de clocher.

Maxime finit par me le dire : Mademoiselle de R. La particule me fit sursauter ; de là sans doute venait la déférence qu'avaient ces paysans pour la souillon. Eux qui avaient brûlé les châteaux, pendu leurs occupants et fait la Révolution !

L'aubergiste ne parla jamais ouvertement de son histoire. Des bribes, des allusions, des sous-entendus. Néanmoins je parvins à reconstituer toute l'affaire. Elle est bien triste.

 

Il y a quarante ou cinquante ans de cela, Mademoiselle était une charmante enfant, vivant dans le manoir encore resplendissant, entourée de ses parents. Son père, un homme fort et bon, attaché à sa naissance mais résolument moderne sous bien des aspects, pratiquant le sport et la vie saine, était aimé de tous ses paysans. La mère, d'une très grande famille ayant donné à la France nombre de célébrités militaires, s'adonnait à la musique et à la charité. Tout cela aurait pu être le départ d'un grand bonheur, mais la malchance fondit sur ces gens.

Il se trouvait que Monsieur de R. était le dernier du nom, que la petite Mademoiselle était l'enfant unique, et que sa descendante-de- famille-illustre de mère devint stérile à la suite de l'accouchement qui fut fort difficile. Monsieur de R. sentit l'enfer s'ouvrir sous ses pieds. L'importance considérable que ces questions avaient déjà pour lui devint une véritable obsession, une croix ardente qu'il dut porter. Il mourut dans un accident de voiture lorsque l'enfant n'avait pas dix ans. La maman devint folle, subit l'internement et finit par se pendre dans des circonstances obscures quelques mois plus tard. Restaient la petite demoiselle et la fille qui était à leur service et qui le resta jusqu'à devenir la vieille servante que l'on voyait une ou deux fois par an au village, jeune et robuste paysanne à l'époque.

L'enfant, dernier rejeton connu des R., et sans autre famille que la servante, fut envoyée au lycée dans un pensionnat, la paysanne resta au château. La petite revenait aux vacances pour voir la demeure dépérir. Quand elle eut atteint sa majorité, elle vendit quelques bois, une ferme, des terres pour survivre. Les gages n'avaient pas été payés depuis plus de dix ans et ne le seraient jamais plus. Les deux femmes étaient liées par le malheur et la misère, par une idée d'une autre époque.

Mademoiselle entra à l'Université, aima un étudiant qu'elle y rencontra. Ils parlèrent mariage. Mademoiselle était devenu belle. Mais le mal faisait son oeuvre. La fille était en proie aux mêmes obsessions que le père, personnage devenu pour elle mythique et qui lui avait transmis ce germe d'un temps révolu. La noblesse, les ancêtres, l'Histoire, le nom. Une semaine avant le mariage elle raconta tout à son fiancé et lui annonça que, dernière à porter son nom, elle le garderait jusqu'à sa mort pour qu'il vive encore. Et ne pouvait donc prendre celui d'un autre. Puis s'enfuit en pleurant et se terra au manoir. Le fiancé, d'abord désespéré, finit par conclure qu'elle était folle et qu'il l'avait finalement échappé belle.

Au château la vie devint difficile. Mademoiselle et sa domestique s'essayèrent bien à la culture sur ce qu'il restait des terres, les fermes ayant toutes été vendues pour payer les études, quelques travaux dans la demeure ancestrale et les frais du mariage. Elles n'étaient pas préparées à cela, ce fut catastrophique. Elles finirent par se contenter d'un jardin potager, de l'élevage d'une basse-cour et de la vente au coup par coup des restes du domaine. Mademoiselle sombra dans l'alcoolisme et devint la souillon que j'avais vue lors de la fête.

 

Quand j'essayais de le faire parler propos de cette vie étrange, ce destin d'un temps qui n'a plus cours, Maxime hochait la tête en répétant à mi-voix : "Quand même, quand même. . ."

 

A vingt-deux heures précises, chaque année, le bal commençait dans les jurons orduriers de la noblesse déchue.