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Le Bain.


Tu te sens vieillie, sale, si éloignée de la clarté limpide qui était autrefois la tienne. Tu ne te sens pas souillée, certes, mais pas nette, pas lisse, pas soignée. Tu vois sur ta peau comme des marques, des taches sombres ou brunes, ou encore jaunâtres, des taches que toi seule distingue, et peut-être moi un peu, des marques imperceptibles de la vie qui passe, du temps qui fuit, des amours qui ne se réalisent pas et déposent sur nos corps des ombres molles et ternes.


Tu sens comme un délitement de tes contours, une imprécision de ta forme, tu ne sais plus exactement quelle usure de ton existence a donné à ton propre corps ce sfumato qui le dilue dans l’air attiédi, t’empêche de te reconnaître et fais de toi cet être indécis, cette femme indistincte que peut-être moi seul encore perçois comme elle est vraiment.


Tu crois renfermer dans les pores de ta peau comme la poussière du temps, la crasse grise des tracas, les salissures des nuits blanches qui sont noires, les tavelures du coeur. Tu crois montrer aux passants, aux gens inertes et inconsistants les éclaboussures de ta vie, sordides, communes, banales et personnelles, universelles et particulières.


Mais rien de tout cela n’est vrai, seulement le sentiment que tu as d’être un peu vieillie, un peu sale, un peu salie, assombrie, détrompée du bonheur de la vie. Moi je n’en vois rien.


Je n’en vois rien ou si peu que cela ici ne peut compter, ne peut me gêner, que rien ne m’éloigne, que rien ne m’envoie l’image ni le miroir de cette usure. Alors, pour te prouver que d’un simple souffle, d’une simple ondée tout peut s’envoler, les poussières du chemin, la boue des jours, les humeurs et l’épiderme qui jaunit, je vais te laver. Oui.


Je vais te laver comme un enfant que l’on baigne, rose de peau, lisse et riant. Je vais te laver, te baigner, te rendre à la pureté de tes premiers jours dans ce monde. Tu n’oublieras rien de la patine, des joies, des aventures et des douleurs de ta vie, mais tout sera net, bien rangé, comme dans la bibliothèque de toi-même que tu pourras consulter sans te croire l’âme épaufrée.


Je t’emmènerai loin, dans une petite ville que tu ne connais pas, et dont je n’ai pas encore choisi l’emplacement, laissant faire le hasard des routes, dans un hôtel anonyme où ni toi ni moi ne seront personne, inconnus plus encore qu’anonymes. Je prendrai une chambre dont l’essentiel du confort sera une salle de bain, avec une grande baignoire, avec une porte qui ferme pour que tu puisses te déshabiller, avec de l’eau chaude et de belles serviettes épaisses et blanches, un peignoir immaculé qui t’ira si bien. Tu emporteras des vêtements de rechange, des vêtements neufs peut-être, pour laisser derrière toi ce que nous serons venus perdre. Ou bien alors ce sera chez toi, dans cette petite douche si “cosy”, comme on disait autrefois dans un monde qui finit de s’effacer.


J’entrerai seul dans cette cellule de pureté, pour y déposer tout le matériel que j’aurai apporté, pour y disposer sur les barres et les séchoirs les grandes serviettes impeccables, pour laisser dans un coin le sac dans lequel finiront tes vêtements chargés de pluie à l’âme, de poussière de soucis. Pendant ce temps tu placeras sur le lit tes vêtements propres, les nouveaux habits neufs qui vêtiront ta vie retrouvée.


Et puis je reviendrai dans la chambre, et sans dire rien, d’un geste et d’un sourire je t’inviterai à entrer dans la salle de bain chauffée à la température la plus confortable. Tu fermeras la porte, car il est inutile que je te vois te mettre nue, l’élégance est préférable qui est celle de l’apparition du corps dans sa nudité immédiate et simple, sans ce déshabillage qui vous ploie l’échine et confine à la vulgarité. Lorsque tu seras prête, tu pourras m’appeler d’un chant, d’un souffle, d’un silence. Je comprendrai et j’entrerai doucement. Si ta pudeur l’exige, tu me tourneras le dos, mais, crois-le, cet exercice n’est pas sensuel. Il n’y aura pas de concupiscence dans mon regard, dans mes gestes quels qu’ils soient.


J’ouvrirai les robinets qui donneront une eau tiède, pas trop chaude afin que rien ne t’amolisse ni ne t’alanguisse, suffisamment pour que tu n’aies pas froid. Et selon les circonstances matérielles je me tiendrai à l’extérieur ou j’entrerai dans les fonts, insoucieux de l’eau qui me trempera. Je porterai une chemise à manche longue, blanche et boutonnée jusqu’en haut, et un pantalon immaculé, mes pieds seront nus, comme nue sera ma tête, mais gantées seront mes mains. Tu viendras te placer sous cette eau, qui te délassera le corps. Je te laisserai t’imprégner lentement de sa douceur, de sa tiédeur, en chantant sotto voce quelque refrain paisible pour que le silence ne te soit pas une gêne.


Et puis j’officierai. Je ne laisserai aucun endroit de toi. Je gommerai avec application toutes ces petites taches que tu vois si grandes, j’effacerai le vent qui dessèche, les mauvais regards que tu as subis, les flétrissures du froid et les brûlures des après-midi d’ennui. Je laverai à grande eau les années que tu n’as pas aimées , les petites blessures de l’épiderme, les rancoeurs, les remords, les cicatrices, les traces des cicatrices, les petites desquamations de l’être, tout ce que tu n’aimes plus voir et qui te rend triste parfois, seule au monde, faible et dégoûtée.


Doucement, avec un shampooing de nourrisson, je mouillerai tes cheveux. Je ferai mousser, en massant légèrement ton cuir chevelu. Il te faudra fermer les yeux, peut-être, à moins que je n’aie trouvé de ces vastes rondelles de caoutchouc blanc que l’on mettait autrefois autour du crâne des petits enfants afin que le savon ne leur vînt pas dans les yeux. Moi j’aurai les gants, afin que tu ne sente pas ma peau, mes ongles, les poils sur le dessus de mes mains, j’effacerai pour un temps ma présence d’homme.


Mes gestes seront doux mais techniques, fermes mais pas intrusifs. Je frotterai derrière tes oreilles, je passerai mon index sous les pavillons, les prenant délicatement entre le pouce et le doigt pour en nettoyer l’intérieur. Ton visage fera l’objet de soins plus précieux encore. Avec une éponge douce et des savons choisis, à l’eau de fleur d’oranger peut-être (parce que j’aime cette odeur), surgras, presque liquides, j’en explorerai chaque recoin, les ailes du nez, le creux des orbites, qui ont vu jaillir tant de larmes et d’éclairs, ce front haut qui abrita tant de soucis, tes pommettes plutôt saillantes. Je promènerai mes mains, paume et bout des doigts, éponge et crème sur ce visage, de son centre, de ton nez vers les côtés de ta tête, vers les tempes où quelques veines bleues dessinent les méandres d’un fleuve de pensées. Tu cacheras sans doute ton regard, pour ne pas me voir, pour n’avoir pas d’eau dans les yeux. Pour te permettre de vivre, aussi, cet instant.


Ton cou et tes épaules seront baignés d’eau courante qui emporte la patine du temps, la patine qui rougit la peau et la rend plus épaisse et marque à la gorge des femmes le soleil qu’elles ont aimé. J’utiliserai une éponge naturelle, large et douce. L’un après l’autre je soulèverai tes bras, qui portèrent le fardeau de tant de soirs écroulés de détresse, qui enlacèrent le coeur et le torse de tes amants oubliés, perdus, quittés ou partis vers des îles qu’eux seuls connaissaient, au milieu de mers improbables, poussés par des vents aux noms imprononçables. Je prendrai chacun de tes bras par ce poignet fin où palpite une veine, où se durcissent les tendons qui crispent parfois ta main alors que s’égarent tes yeux dans l’extase ou la douleur. Mon éponge suivra l’intérieur, depuis l’aisselle rasée où la danse faisait sourdre des gouttelettes hyalines, jusqu’au creux plissé du coude puis au poignet que je tiens. Elle épousera les contours du biceps, le petit creux extérieur du coude tendu, la forme gracile de tes avant-bras.

Puis ma main lâchera l’éponge pour laver ta main de la trace de toutes ces mains que tu as tenues sans le vouloir, sans t’en apercevoir parfois. Avec le bout de mes doigts gantés je frotterai doucement la paume offerte, l’index, l’annulaire, chaque phalange, et ce pouce opposé qui t’apporte l’Humanité, la sagesse même dans la folie, la conscience dans ta condition d’animal transcendant sa nature.


Dans ton dos je ferai couler beaucoup d’eau qui emportera avec elle le poids des moments portés depuis toujours, bons moments et mauvais, poids qui te force parfois à te courber sous la puissance, l’injustice, poids que l’on t’impose, poids que tu t’imposes à toi-même, poids des ailes de l’ange que tu abritais mais qui n’a pu qu’à-demi se révéler, poids de la plume de ses ailes atrophiées peut-être, que tu gardes juste sous la peau et qu’un fiancé aveugle et vulgaire prenait pour des omoplates saillantes, alors qu’elles dénonçaient le désir de cet envol qui n’a jamais eu lieu et qui parfois encore te ronge le coeur, les reins ; ce que d’autres eussent appelé l’âme sans savoir de quoi ils parlent.


Entre tes seins je ferai couler beaucoup d’eau. Aussi. Mais par petites touches. Un fin serpent liquide s’y dessinera, sinueux dans la gorge, et changeant, parfois chargé de la mousse des savons et des onguents que j’y verserai. Les globes, je les soulèverai doucement, non pour en peser la fermeté, mais pour passer précautionneusement sous eux mon éponge, plus fine, plus douce. Puis je les masserai doucement, très doucement, très lentement, jusqu’au mamelon, pour en extraire le sel et le lait et la sueur qui auront pu les ternir et les alourdir au long des nuits, des matins, des nuits et des jours que firent l’amour, la maternité, la main des hommes, le soleil des côtes abritées du vent. J’y passerai des crèmes onctueuses et parfumées, mais légères, légères, que l’eau emportera ensuite, dans le petit serpent liquide, gouttant à la pointe des tétons, roulant sur ton ventre, tourbillonnant vers ton nombril, en ressortant, roulant plus vite encore vers ton bassin. Sur tes reins, tes fesses, entre tes fesses , sous cette croupe, juste au pli qu’elles font avec l’arrière du haut des cuisses, je promènerai un gant de coton mêlé de soie. Tu verras c’est comme une caresse qui n’en est pas une. Ce sera, dans ma main, impersonnel et ferme et sans pudeur mais sans intention jamais, expert et technique, doux sans volupté.


Toi tu attendras, immobile, perdue dans des pensées qui te sont propres, debout presque absente, ne laissant rien voir de ce que tu sentiras s’enfuir de toi, tant de choses oubliées que tu pensais incrustées à jamais, répandant leurs poisons parfois sucrés, souvent amers, toujours à demi pourrissant.


A ce moment je cesserai quelques instants de m’occuper de toi, pour régler autrement la température de l’eau. Il te faudra attendre sans bouger, sans t’interroger. Je fermerai légèrement le robinet du chaud, afin que le mélange fût un peu plus froid. Oh, pas tant ! Juste dans la partie un peu froide du tiède, celle où l’envie d’un frisson pourrait nous prendre mais n’aboutit jamais parce qu’après tout cette presque fraîcheur est agréable, tellement agréable, vivifiante et jeune. Doucement j’écarterai tes jambes pour laver ton sexe, sans concupiscence aucune, mais avec la délicatesse qui lui est nécessaire. Tu fermeras les yeux, peut-être. Tu fermeras les yeux, sans doute. Pour ne pas voir, pour voir autrement, pour être toute à la sensation de la presque fraîcheur, pour être toute retirée en toi, mais ouverte ô combien au déferlement des souvenirs, des remords, des regrets, des appels et des réponses qui émaillèrent ta vie. Comme une toute petite fille, tes chairs délicates ne réagiront pas à cet attouchement chaste et désincarné. Tu le sentiras pleinement, sois en persuadée, mais sans cette émotion, cet émoi, cette chaleur qui t’envahirent et t’envahissent en d’autres circonstances.


Puis je descendrai mon attention vers chacune de tes jambes, cuisses fermes, musclées mais aux chairs tendres, de nouveau palpitantes, genoux durs, solides, mollets ronds et chevilles ossues. Pour ton pied mignon j’abandonnerai de nouveau l’ustensile et me contenterai encore une fois de mes mains. Le cou du pied, la voûte ; et les orteils entre lesquels j’insinuerai mes doigts, l’un après l’autre puis tous ensemble, quatre doigts entre tes cinq orteils et mon pouce qui viendra masser les coussinets et le bord intérieur du pied, main droite pour pied droit, main gauche pour pied gauche, dans cet ordre parce qu’il est celui du vent qui passe.

Pour la première fois il te faudra participer. T’appuyer sur le mur de la douche afin de pouvoir soulever ta jambe et m’offrir ton pied à baigner, l’un puis l’autre. Cette coopération signera pour toi l’acquiescement, l’acceptation de la perte de cette poudre du temps que tu croyais t’envelopper jusqu’à te rendre méconnaissable et peser lourd, si lourd sur ton corps et sur ta vie.


Enfin, les deux pieds de nouveau bien appuyés sur le sol, je rincerai une dernière fois toute cette peau que tu montres du haut en bas, redevenue neuve et nouvelle, prête à vivre à nouveau sous le soleil et la pluie et les vents sans nom et les caresses, les souffles, les morsures et les baisers et les sourires, les regards, l’indifférence et l’espoir.

Je chasserai d’un dernier jet, d’une dernière pluie vivifiante ce qu’il pourrait rester de miasmes de tes souvenirs et de scories de ta vie subie, de tes cauchemars, du siècle.


Je t’envelopperai alors dans un grand drap de bain immaculé. Tu fermeras les yeux, tu me tourneras le dos. J’enfouirai dans un grand sac tous les savons, les gants, les crèmes, pour m’en débarrasser plus tard. Et je sortirai comme on s’évapore, comme on disparaît, en fermant la porte derrière moi.


Tout doucement, sans à-coups, tu reprends conscience du monde. Mais pas trop. Garde en toi et autour de toi comme une coque de cet instant, comme une carapace de l’éther impalpable que peut-être ton esprit et tes sens et ta peau auront eu à connaître et qui t’enveloppera encore un moment si seulement tu veux bien y prêter attention et en accueillir le présent.


Moi je me changerai, quittant mes vêtements trempés. Je les mettrai dans le grand sac des affaires à jeter, à oublier. J’y mettrai aussi tes vieux vêtements, ceux que tu portais en arrivant. Les habits neufs t’attendront en évidence sur le lit non défait. Retenant peut-être ton souffle, tu guetteras d’un oreille sensible le moindre de mes bruits. Quand tu entendras le pène de la serrure produire son petit claquement, tu sauras que je suis parti. Alors tu pourras sortir de la salle de bain, t’habiller, sortir à ton tour de cette parenthèse dans le temps.


Je serai en face de l’hôtel, dans un café quelconque et sans intérêt, à la terrasse, visible et invisible. J’y siroterai tranquillement un armagnac dans un grand verre ballon que je réchaufferai lentement dans ma main, la belle couleur ambrée de la liqueur faisant naître et glisser de fugitives lueurs d’or au fond de ma paume.


Toi tu sortiras de l’hôtel. Tu sauras que je suis là, près. Prêt peut-être. Tu me rejoindras, ou tu ne me rejoindras pas et prendras ton chemin par une autre voie, neuve et à l’aube d’un avenir différent et inédit. Tu viendras t’assoir à côté de moi, avec tes yeux, ton parfum, tes gestes, ou tu ne viendras pas, à la poursuite déjà de rêves lointains.

Tu me rejoindras, ou tu ne me rejoindras pas. Cela n’a aucune importance.



Niort,

24 janvier 2008





 
© Henri-Pierre Juguet