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	Belle Maman
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	Tous les vendredi, à dix-neuf heures, Claude entrait
	dans le premier café qu'il apercevait près de l'endroit où il se
	trouvait à ce moment-là, et commandait ses apéritifs. 
	
- 
	Il en commandait six d'un seul coup, alignant les
	verres devant lui sur le comptoir, et les avalait rapidement l'un
	après l'autre avec un air de félicité béate. Sauf le dernier,
	qu'il prenait le temps de déguster. Jamais il ne dérogeait à ce
	rituel, quoi qu'il arrivât. 
	
- 
	Claude était brun et râblé, la mine avenante et la
	parole facile. En dehors du vendredi avant le repas du soir il
	n'avait rien d'un alcoolique. Il ne buvait même pratiquement pas de
	tout le restant de la semaine. 
	
- 
	Ce vendredi, à l'heure rituelle, Claude franchit le
	seuil du Café des Arts. Curieusement il y avait relativement peu de
	monde. C'était un café à l'ancienne, avec des boiseries, des
	tables en marbre posées sur de lourds pieds de fonte. Des
	luminaires à la mode de la Belle Epoque dispensaient une lumière
	douce mais largement suffisante. Deux couples attablés, trois ou
	quatre solitaires, deux hommes au bar. L'un debout, l'autre assis
	sur un de ces hauts tabourets au siège de cuir tanné par les
	derrières d'innombrables piliers de bistrots. 
	
- 
	Claude lança un joyeux bonjour collectif et se dirigea
	vers le comptoir. Le patron, un homme encore jeune au faciès
	insignifiant, une serviette sur l'épaule, fut le seul à lui rendre
	son salut. Claude s'en foutait, il était venu pour une chose bien
	précise : ses six pastis du vendredi. Approchant un des tabourets
	encore libre, il s'assit et commanda. Le patron lui jeta un regard
	inquiet. 
	
- 
	"Six pastis, Monsieur ?" 
	
- 
	"Six, c'est bien ce que j'ai dit." 
	
- 
	"En une seule fois ?" 
	
- 
	"Oui." 
	
- 
	"Dans un grand verre ?" 
	
- 
	Claude lui fit une grimace. "Non, tout à fait
	normalement, dans six verres." (quelle idée, dans un seul
	verre !) 
	
- 
	Le bistrotier le regardait en hésitant. Claude comprit
	et sortit son portefeuille. "Je vous les paye tout de suite, ça
	va ?" 
	
- 
	L'autre eût l'air gêné tout d'un coup, et
	s'empressa. "Ce n'est pas ce que je voulais dire." 
	
- 
	"Bien sûr, mais je paye quand même tout de
	suite. Comme cela tout est clair." 
	
- 
	Pendant que le patron lui remplissait les six verres,
	Claude jeta un regard autour de lui. Il s'aperçut que la petite
	conversation avait éveillé l'attention du type qui était assis un
	peu plus loin au bar. Il lui fit un grand sourire et ne s'occupa
	plus de lui pour l'instant. 
	
- 
	Il passa un moment à bien ranger les verres emplis de
	la liqueur verdâtre, leurs pieds à dix centimètres du bord
	exactement. Il prenait un plaisir certain à cette opération, qu'il
	fignolait méticuleusement. Cinq d'abord, presqu'à se toucher, puis
	le dernier, séparé des autres. Il commença par la droite.
	Quelques petits chocs tintèrent clair, prenant leur place dans la
	musique douce diffusée en bruit de fond. Puis Claude se recula un
	peu sur son siège pour juger de l'effet. Cela ne le satisfît pas
	et il entreprit de rapprocher l'ensemble du bord du comptoir.
	L'opération lui demanda toute son attention. L'autre client ne le
	quittait pas des yeux, se demandant à quelle sorte de cinglé il
	pouvait bien avoir à faire. Le patron l'observait de même. 
	
- 
	Enfin Claude fut content de son oeuvre. Un sourire
	réjoui éclairait son visage. Il donnait l'impression d'avoir
	accompli un exploit quasi insurmontable. Comme une démonstration de
	vaillance et de bravoure. De la belle ouvrage. Le patron et le type
	assis sur l'autre tabouret échangèrent un regard dans lequel
	passait une interrogation. 
	
- 
	Il avisa la carafe d'eau fraîche, s'en empara et la
	tint un moment en l'air. Le froid dégagé par l'objet envahit sa
	main toute entière comme il le tenait serré. Il sentait que ça
	lui faisait du bien et rit tout seul du plaisir de la sensation.
	Penchant la carafe au-dessus des verres, il versa un peu de son
	contenu dans chacun des cinq premiers, laissant le dernier avec le
	pastis pur, et la reposa sans même regarder ce qu'il faisait, un
	peu plus loin mais toujours à portée pratique de sa main. Il se
	pencha au niveau du liquide pour observer s'il en avait bien mis la
	même quantité dans chaque récipient. Reprenant la carafe il
	rectifia le niveau du troisième verre, en hochant la tête. Puis il
	se frotta vivement les mains. 
	
- 
	Claude ne portait pas la moindre attention à ce qui
	l'entourait. Un tremblement de terre aurait pu se produire qu'il
	aurait simplement été fâché que cela dérangeât le bel
	ordonnancement qu'il avait créé. Derrière son dos, un des buveurs
	solitaires assis à une table pointa son index sur sa tempe et,
	pendant qu'il avait la main levée, en profita pour faire signe au
	patron. 
	
- 
	Le décor était en place, la scène pouvait être
	jouée. Claude, les mains posées à plat sur les cuisses, attendait
	on ne sait quel signal intérieur. Tout à coup ce signal vint. D'un
	geste vif et précis, il s'empara du plus à droite des verres
	appartenant à la série de cinq. Il le porta du même mouvement à
	sa bouche et le but d'un trait, à une vitesse impressionnante. Sans
	que son geste ralentisse, il le reposa sur le comptoir, loin des
	autres et récupéra le deuxième verre au retour. Son bras avait un
	mouvement souple et rôdé qui dénotait une longue habitude de cet
	exercice. Le deuxième pastis fut englouti de la même manière,
	puis les trois restant dans la rangée. Cela ne prit que quelques
	instants. On eût dit qu'il n'avait pas même respiré. Enfin il
	reposa le cinquième verre, secoua la tête avec une petite grimace,
	se figea durant deux secondes et émit un rot modeste. Puis il
	sourit dans le vague en plissant le nez et parût prendre seulement
	à cet instant connaissance de la portion d'univers qui l'entourait.
	
	
- 
	Les autres consommateurs le fixaient bouche bée,
	évitant toutefois de rencontrer son regard. Claude reprit la
	carafe, et cette fois d'un geste tout à fait naturel, entrepris de
	noyer le dernier pastis dans une grande quantité d'eau. Il prit le
	verre dans la main, le porta lentement à ses lèvres et commença
	de le siroter tranquillement, comme un qui vient juste de
	s'installer. Ce fut peut-être cela qui épata le plus les autres
	personnes présentes, et particulièrement le type assis à côté
	de lui. Qui n'y tint plus et s'adressa à lui pour se faire
	expliquer ce curieux manège. 
	
- 
	"Vous faites toujours comme ça ?" 
	
- 
	"Uniquement le vendredi. Mais tous les vendredis."
		
- 
	"Ah ?" 
	
- 
	Claude sourit, faisant tourner le dernier verre dans sa
	main pour bien homogénéiser le mélange. Aussi pour les reflets du
	liquide jaune et les irisations du verre dans la lumière au-dessus
	du comptoir. 
	
- 
	L'autre insista. 
	
- 
	"Et pourquoi le vendredi, et pas les autres jours
	?" 
	
- 
	Les conversations de bar commencent sans introduction,
	elles se poursuivent parfois avec véhémence et s'éteignent d'un
	seul coup sans conséquences. 
	
- 
	"Parce que c'est un vendredi que je me suis sauvé
	la vie." 
	
- 
	"Vous vous êtes sauvé la vie ? Tout seul ?"
		
- 
	"Oui. Enfin, c'est une façon de parler. J'ai
	sauvé ce qui fait une vie, pas mon existence." 
	
- 
	"C'est à dire ?" 
	
- 
	"Je vais vous raconter. C'est sans doute trop tard
	pour vous, mais ça vous amusera. Et vous me comprendrez peut-être.
		
- 
	"Il y a une douzaine d'années, j'étais encore à
	peine sorti de la fin de "l'adolescence, j'avais une jolie
	petite amie. Elle était blonde, avec des "cheveux toutefois un
	peu raides qui encadraient un visage presque "poupin. Elle
	était d'ailleurs toute en rondeur, cela ne me déplaisait pas.
	"J'aimais sa façon de parler, de son de sa voix, ses propos
	souvent "insignifiants, la manière charmante qu'elle avait de
	se balancer quand "elle marchait, comme si elle dansait. Elle
	avait un sourire d'ange qui "découvrait des dents nacrées.
	Bref, j'étais amoureux. 
	
- 
	"Nous nous rencontrions un peu partout, nous
	allions au cinéma, nous "passions des heures dans les musées,
	à la terrasse des bistrots. Vous "savez comme c'est amusant,
	l'hiver, de regarder passer les gens qui se "pressent lorsqu'on
	est bien à l'abri derrière la vitre épaisse, attablé "devant
	une boisson chaude. Certains, sans s'en rendre compte, font tout "à
	coup des grimaces dignes de passer à la postérité. Ils viennent
	de se "tordre un pied, de ramasser une poussière dans l'oeil,
	de marcher sur "une déjection de chien, de s'apercevoir que
	l'autobus leur est passer "sous le nez et qu'ils doivent
	attendre un bon quart d'heure sous la "pluie. Cela peut
	paraître méchant mais nous n'étions pas méchants. "Nous
	riions simplement de leurs grimaces, de leurs moues fugitives.
		
- 
	"Cette charmante jeune fille avait une autre
	particularité : elle "s'appelait Claude, comme moi. Ce hasard
	-en était-ce vraiment un ?- "nous amusait beaucoup. C'était
	l'occasion de grandes crises de fou rire. "Les amis chez qui
	nous allions, on a beaucoup d'amis à cet âge, s'y "perdaient
	un peu. C'était une occasion supplémentaire de nous "rapprocher.
		
- 
	"J'allais souvent chez Claude. Exactement chez ses
	parents. Son père, "je ne l'ai jamais beaucoup vu. Il
	travaillait sans arrêt. C'était un gros "homme à la mine
	affable. Il parlait posément. Sa mère avait une "silhouette
	fine, un visage peu marqué par l'âge. Elle s'habillait toujours
	"de manière assez élégante mais sans ostentation, malgré
	ses moyens "visiblement limités. Diable ! on ne peut pas faire
	trop de folies. Sa "conversation était sans recherche ni
	subtilité, mais agréable. Le son de "sa voix était doux et
	ronronnant. Nous ne débitions que des banalités, "mais la
	musique engendrée par sa parole volubile était comme une "berceuse
	qui endormait mes sens éveillés par la proximité de Claude, "mon
	amie. 
	
- 
	"J'étais toujours reçu dans le salon. La
	tapisserie, dans les bruns pâles, "représentait des scènes
	de chasse. On y voyait des meutes poursuivant "des cerfs, des
	sonneurs de trompe, des chevaux, des bosquets. Vous "connaissez
	sûrement le tableau. 
	
- 
	"Il y avait une grande table d'acajou vernis qui
	prenait la moitié de la "pièce, un grand meuble de même
	facture, avec des vitrines derrière "lesquelles trônaient
	deux assiettes en porcelaine bleue, quelques livres "à reliure
	bon marché mais tape-à-l'oeil, trois ou quatre pots en étain, et
	"ainsi de suite. 
	
- 
	"On s'asseyait sur un canapé aux coussins de faux
	velours de Gênes. "Moi à un bout, Claude de l'autre côté,
	correctement. La maman restait "souvent debout pour nous tenir
	conversation, près de la table, derrière "la table, adossée
	au mur. Parfois elle avançait une chaise mais restait "derrière,
	usant que du dossier comme d'un accoudoir . Encore plus "rarement
	elle s'asseyait. Dans ces cas-là, je savais qu'elle était
	"spécialement en verve et nous en avions pour longtemps.
		
- 
	"Jamais, malgré mes protestations, elle ne voulut
	profiter de la douceur "du canapé. Peut-être s'imaginait-elle
	qu'elle aurait pris la place de sa "fille. Et à vrai dire,
	quand j'y pense maintenant, je me demande s'il n'y "avait pas
	dans un coin de son subconscient comme une certaine "jalousie,
	une certaine envie de cette jeunesse que je représentais. Mais
	"elle répondait immanquablement : "Mais non ! Les jeunes
	avec les "jeunes, les parents sont de l'autre côté".
	C'était presqu'un rituel. Et je ne "sais pas ce qu'elle
	entendait par autre côté. 
	
- 
	"Nous devisions de choses banales, insignifiantes,
	égrenant les truismes "et les lieux communs, en buvant de
	grandes tasses de chocolat ou de "l'orangeade qu'elle faisait
	elle-même. C'était doux, agréable, lénifiant, "niais,
	effrayant. 
	
- 
	"Un jour, c'était un vendredi en fin
	d'après-midi, je me réveillai. Je me vis "là, parlant pour
	ne rien dire, écoutant pour ne rien entendre, au milieu "de
	ces meubles de supermarché, dans cette petite pièce douillette et
	"mièvre, sur ce canapé sans goût. Je me vis acquiesçant,
	faisant des "mines et des ronds-de-jambe pour cette dame qui me
	souriait dans cet "univers médiocre, je me vis passer ainsi
	des dizaines et des centaines "de dimanche après-midi, tout le
	restant de ma vie, jusqu'à ce que je sois "vieux moi-même. Je
	me vis civil et poli, parlant sans éclat, petit "bourgeois
	confit dans ses manies jusqu'à la fin des temps. Je regardais
	"Claude : elle était toujours aussi jolie mais comme une ombre
	dansait "sur sa tête. Je regardais sa mère et la vit d'un
	seul coup vieillir et se "ratatiner tout en gardant son sourire
	affable, ses manières douces et ses "propos sans saveur. En un
	moment, je me vis passer le reste de mon "existence en visite
	chez une dame que j'appellerais Belle-Maman . 
	
- 
	"Je prétextai je ne sais plus quelle chose
	urgente à faire, ramassai mon "manteau et m'enfuis. Oui, je
	m'enfuis. Je me sauvais devant ce destin "tout tracé, sans
	misère mais sans grandeur. Ce vendredi, je me sauvai "la vie.
	Dehors, j'entrai dans le premier café venu et je me saoulai pour
	"me remettre de l'avoir ainsi échappé belle. Cinq pastis l'un
	derrière "l'autre. Quand on n'a pas l'habitude, ça vous
	remue. 
	
- 
	"Depuis, tous les vendredi à sept heures du soir,
	je fête cet anniversaire." 
	
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- 
	Son auditeur regarda Claude avec des yeux qui
	comprenaient. Il fit une moue, hocha la tête et prit son verre à
	la main. Il le leva comme pour porter un toast, sans dire un mot, et
	le vida d'un trait, comme s'il avait voulu participer à la
	cérémonie. Il fit un signe au patron, qui voulait dire au-revoir,
	descendit de son tabouret pour se diriger vers la porte. Au passage,
	toujours sans prononcer une seule parole, il serra la main de Claude
	puis sortit. 
	
- 
	Claude resta seul, sirotant son sixième verre, celui
	qu'il prenait pour lui. 
	
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	© Henri-Pierre Juguet