Retour
 






Adresse ultime, sur le quai.




Tu le sais bien que c’est moi qui devrais partir avec toi sur ce putain de bateau. Que c’est moi qui devrais faire toute cette traversée avec toi dans la cabine, l’océan autour de nous, les goélands, les albatros, tu sais les ailes de géant, pas ce type, avec sa cervelle de diminué, ce gnome grandi, mais grandi seulement dans son corps, une tête de plus que moi, et alors ? Son coeur est resté petit, pas un coeur d’homme, tout petit, un nain je te dis, et son coeur comme son cerveau aussi, alors pourquoi ? Tu le sais bien qu’à cet instant précis où on est là tous les deux, où je te parle comme ça, avec la fièvre que j’ai parce que tu t’en vas, c’est lui qui devrait être ici, lui à qui tu devrais donner la main mais pas comme tu me donnes la main, lui c’est pour le consoler, parce qu’après tout tu l’aimes bien mais que c’est comme ça, que tu le laisses sur le quai pour partir avec moi et qu’il doit se faire une raison, se faire une nouvelle vie, une nouvelle tête, d’autres rêves.


Tu sais bien que ce n’est pas la même chose si maintenant tu me tiens la main, c’est pas pour me consoler, c’est pour te consoler toi, toi-même, parce que je suis détruit de ton départ, de ce putain de bateau, de la foule qui part, de l’odeur de ce port, de la foule, de cette ferraille qui va t’emporter, mais toi aussi tu es détruite, ravagée, et c’est maintenant seulement que tu te rends compte, mais tu ne peux plus rien faire. Tu me tiens la main, et tu serres fort pour que je te passe de la force, de cette force que tu croyais que j’avais, mais je n’ai plus de force. Le jour du départ on n’a plus de force, épuisée, envolée, évanouie. Je ne peux pas t’en donner, j’en avais plein avant, des tonnes, des wagons, mais je te l’ai donnée, petit à petit, année après année, pour te rattraper au bord de tous les précipices, de toutes les faillites, de tous les naufrages.

Tous les naufrages, oui, et maintenant tu vas monter sur cette passerelle, monter dans ce bateau, ce bateau qui va partir sur l’eau, l’océan, aller loin, si loin, beaucoup trop loin, de l’autre côté de cette putain de Terre, dans un pays stupide avec des animaux stupides qui sautent partout, dans cette île gigantesque, perdue dans l’eau, perdue nulle part, de l’autre côté du monde, avec pas le même ciel, pas les mêmes étoiles, des noms qu’on ne comprend pas, et puis pas les même vents, non plus, mais que vas-tu faire là-bas ? surtout avec lui, qui ne fera rien de ce que tu crois, qui ne fera rien de ce qu’il croit, parce qu’il ne croit rien de sensé ni de beau ni encore de grand ?


Tu le sais que c’est moi qui devrais partir. Et c’est pour cela que ta main me serre si fort, presque à te faire mal, parce que maintenant tu te rends compte, tu me crois, enfin, après toutes ces années où je n’ai rien dit vraiment, où tu n’as rien entendu, où tu n’as rien voulu dire, et moi non plus, mais où on le disait quand même, sans les mots, sans les gestes, en disant tout haut que ce n’était pas vrai, et que de toute façon on n’en voulait pas, et que toi tu ne voulais rien entendre de ce que tu disais quand même. Toutes ces années où on faisait semblant de rêver chacun de son côté à des rêves différents, toi encore plus, qui refusais de regarder autour de toi, à côté de toi, de t’écouter toi-même, au nom de je ne sais quelle idée absurde, une idée en l’air que tu t’étais faite et que tu croyais un idéal.


Et maintenant tu es prise. Prise au piège que tu as construit, et c’est toi qui es dedans. Au dernier moment tu t’en rends compte, c’est ma main que tu tiens. Au lieu de la sienne pour le consoler, c’est ma main que tu tiens, pour que je te force à rester, ou que je vienne avec toi à sa place à l’autre bout du monde, mais tu sais que ce n’est possible que dans une autre vie que la nôtre, que dans celle-ci ça n’arrivera pas, ça n’arrivera plus, parce que voilà, il n’y a plus rien à faire, tout est signé, tout s’enchaîne, les bateaux, la mer, les oiseaux de mer, les marins, les vagues, les tempêtes et les vents contraires, et les grandes îles géantes de l’autre côté, et lui, lui, lui qui va venir te chercher, qui verra ta main qui serre la mienne et qui pensera que tu es bonne, le coeur d’un ange, pour tenir ainsi la main de ce vieil ami qui t’a soutenue si longtemps, toujours présent pour éviter les naufrages, toujours bouée, radeau, alors que c’est gentil de voir cela. Sans se rendre compte que ce n’est pas cela qu’il voit, mais cet arrachement que tu t’es imposé sans savoir, un arrachement du coeur, et de l’âme, et des entrailles, pour aller marcher la tête en bas, de l’autre côté, dans ce très vieux pays neuf dont tu ne reviendras jamais, parce que tu pars pour y vivre, une nouvelle vie, dans ce pays-continent avec ses animaux qui marchent en faisant des bonds, ses gens qui mangent des fourmis, et que ferez vous la tête en bas, si loin, juste sous moi ? avec le désert, la tête en bas, toute cette roche et ce magma de la Terre qui vont nous séparer, infranchissables, et toi tu sauras aussi que j’ai la tête en bas mais ce ne sera pas vrai. C’est maintenant que tu as la tête en bas, parce que tu pars et que tu comprends aujourd’hui qu’il n’y a pas d’erreur à partir mais que l’erreur c’est de ne pas partir avec la bonne personne.


Lâche ma main, maintenant, il arrive, tu serres si fort qu’il va s’en rendre compte. Et de tes larmes aussi, qui ravagent ton visage, il va s’en rendre compte aussi, forcément. Je crois qu’enfin tu as compris, maintenant qu’on entend la sirène du bateau pour monter à bord, que c’est trop tard. Lâche ma main, ou emporte-la avec toi.




Niort,

26 mai 07






 
© Henri-Pierre Juguet