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  A cette époque / A cette époque / A cette époque / A cette époque / A cette époque / A cette époque
Ces textes, dont voici quelques uns, forment un ensemble sans former une chronologie, ils sont indépendants. Mais ils essaient d'être tous animés du même esprit et de la même manière d'écrire.
Ils forment une sorte de recueil de « poésie cruelle », mais surtout comme la chronique intemporelle d'une époque d'avant le temps peut-être.
J'ose espérer qu'ils sortiront un jour en librairie, pour ce qu'ils sont : de la poésie.

Liste des Chroniques... :
Danse
A la boutonnière
Chanteur
Chasse
Cravates
Crocs
L'Etre


Flacon
Jaguar
Lever de soleil
Oeil
Ossements
Roues




Danse



A cette époque je dansais dans les rues, chaque matin au crépuscule du matin et chaque soir au crépuscule du soir. J'aimais ces lumières rasantes qui magnifient le moindre relief, donnent un aspect doré aux choses, incitent à l'énergie et à la légèreté.

Ma danse m'entraînait d'un bord à l'autre du vieux quartier, d'un bord à l'autre des rues étroites ou larges, me ramenait dans le ressac des mouvements de foule, vers les trottoirs pavés, brillants de la lumière d'or que dispensait le soleil au plus près du sol. A cette époque il faisait toujours beau et personne ne s'en étonnait.


Ma danse attirait les badauds, les curieux, les amateurs d'éclair et de vie. Ils venaient parfois d'autres quartiers, se donnaient le mot, s'encourageaient. Je provoquais des attroupements que les autorités me reprochaient vainement. Je tournais, m'envolais, virais volte sur volte. Ma danse s'accélérait, on ne distinguait plus mes pieds et mes bras se tendaient vers le ciel et vers le monde et le coeur des gens, enveloppaient mon corps et zébraient l'air pur de mille grâces et mille gouttelettes de sueur qui tourbillonnaient, perles scintillantes, autour de mon visage chaviré.


J'aimais à danser ainsi, m'étourdir de mouvement, sentir mes muscles, me perdre dans le regard admiratif de ces foules qui me suivaient toujours plus complices, m'éblouir de lumières neuves et fraîches. Transcender les murs gris de ce coin de ville.


A cette époque je dansais, j'étais encore une femme, je vivais nue. Qui me le reprochera ?








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A la boutonnière.



Vers cette époque je portais souvent un chat à la boutonnière. Mais seulement le soir quand je sortais. A la porte des théâtres on était habitué à cette coquetterie, plutôt à cette élégance, et on me félicitait souvent du choix que j'en faisais. Car je choisissais mes chats de boutonnière en fonction de la pièce, suprême raffinement.


Pour les drames, les tragédies, c'est évident, un chat noir s'imposait. Je le prenais aux yeux d'un vert pâle, uni, sans de ces impuretés qu'ont souvent les yeux des chats. Je prenais l'animal, de plus, aussi noir que possible, sans poil blanc aucun. C'est difficile, on le sait, à trouver couramment, mais un de mes fournisseurs les plus fidèles ne laissait jamais de m'en procurer. La discrétion et le prix exorbitant étaient l'assurance d'une qualité hors du commun.


Les comédies me portaient à arborer des chats plutôt tigrés, de préférence roux voire jaunes, aux yeux vairons. Cette disposition n'est pas si rare et elle assure toujours un succès auprès des femmes du monde, que cela amuse beaucoup avec une pointe de bienveillance tendre. Je suppose que l'assemblage des couleurs les portait à une gaité assortie aux comédies. Et à un abandon qui me ravissait.


Un jour il n'y eut plus de théâtre. D'étranges personnages en eurent raison. Je perdis l'habitude de porter des chats à la boutonnière, habitude devenue inutile et désuète.

Quand on reconstruisit les théâtres, longtemps après, avec force perfectionnements techniques et décorations nouvelles, on ne trouvait plus de chats.


Dommage.






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Chanteur



Je jouais alors d'un instrument aujourd'hui disparu. Je m'en servais pour m'accompagner lorsque je chantais en des lieux où des convives drôles et méchants engloutissaient les restes d'animaux cuits et très salés. Des lumières au plafond, tournantes et dangereuses, donnaient à leur teint des reflets blafards ou rougeauds. Les femmes, décoiffées, le décolleté à l'invite, l'oeil brillant, riaient nerveusement dans l'aigu. Il faisait chaud souvent.


Ma voix murmurait ou tonnait, on m'écoutait ou bien on m'ignorait, mais c'était toujours moi qui décidait quand. Le silence venait ou disparaissait, je l'emplissais ou le laissais frémir un instant, frappant les imaginations et déclenchant les regrets. Un frisson parcourait la salle, puis un premier rire fusait qui entraînait les autres. Je souriais d'un seul côté de ma bouche mais de tout mon regard.


Longtemps on me vit ainsi, éphémère et soudain.

Je jouais, je chantais, je marchais, je plongeais mes yeux dans des yeux. J'écoutais le vent et le vent emportait mes chants et emportait les dîneurs. Il y eut de grands soirs.


Un jour j'ai posé l'instrument. On l'oublia, je l'oubliai. Je ne sais même plus son nom.








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Chasse



Certains voulurent tenter de partir pour explorer de nouveaux endroits. "Ici on s'ennuie", disaient-ils.


Le chef du moment n'était pas de cet avis. Nous nous lançâmes à leurs trousses et leurs os pulvérisés rejoignirent la poussière du chemin. Certains servirent d'ornements au-dessus des cheminées, à côté des massacres de cerf ou de sanglier.


Chaque année une commémoration se faisait qui donnait lieu à d'étranges scènes. Personne ne voulant jouer le rôle de ceux qui avaient tenté de partir, on utilisait des condamnés que l'on mettait de force dans les charrois. Nous leur laissions quatre heures d'avance.


Mais si leurs lourdes voitures étaient traînées par les plus vaillants d'entre eux, à la force du bras, de la jambe et des reins, nous avions de frais chevaux qui volaient de colline en colline, de butte en butte, à l'oeil perçant, capable de sentir l'odeur de la peur à des distances insoupçonnées.


La lutte n'était pas égale, certes, mais nous connaissions la pitié. Il suffisait aux condamnés de prononcer distinctement une phrase de prière convenue à l'avance pour être graciés sur l'heure.


Bien entendu nous prenions soin, avant de les chasser des limites de la ville et d'entamer la poursuite, de leur couper la langue.





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Cravates


Quand on portait une cravate, à cette époque, c'était toujours une cravate à rayures. Les pois n'ont été inventés que plus tard.


De grandes modes commandaient la taille et la direction des rayures. Aussi leur largeur, leur nombre sur la cravate et quelques autres paramètres plus subtils. Il y eut de mémorables et interminables débat sur la couleur. Certains les voulaient d'une seule couleur, d'autres d'une seule couleur aussi, mais par rayure, autorisant des couleurs différentes à chaque rayure, ce que bien sûr n'admettaient pas les précédents.

Il y eut les tenants de l'uni, des forts contrastes, des camaïeux, des dégradés. Il y eut même une société semi-secrète de gens qui voulurent des rayures blanches sur fond blanc. Il en fut brûlé quelques uns sur des bûchers de bois de peuplier, d'okoumé et d'arbre à pain, puis on n'entendit plus parler d'eux.

Les privilégiés, des notables qui s'étaient laissé entraîner, grillèrent dans des flammes d'ébène et de bois de rose. Dans l'ébénisterie et le placage les prix montèrent de folle manière.


Un jour de Mai, quelqu'un inventa le pois.

Puis immédiatement ensuite la cravate à pois. Les disputes redoublèrent car il tient bien plus de pois que de rayures (sauf si celles-ci sont très fines) sur une cravate de taille adulte.

Moi je n'aime pas les pois ; ils me brouillent la vue.


Je quittai l'endroit sans regret.






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Crocs


A cette époque j'étais un chien errant. Je courais sous des soleils infatigables et je vivais de rapine. Mes crocs semaient le doute et parfois la désolation et j'y prenais plaisir.

Dans mes yeux une folie étrange faisait se figer les êtres que je croisais. Leurs pupilles agrandies exprimaient un indicible étonnement et mon sourire en faisait parfois s'évanouir. Ce qui leur était souvent préjudiciable.


J'allais de ferme en ferme, ou passais par de pauvres villages. Le bruit des portes qui se fermaient sur des peurs suantes enchantait mes oreilles, que j'avais fines et pointues. Je collais aux maisons ma tête et j'écoutais les respirations retenues, les cris étouffés, les frayeurs des plus jeunes. Je repartais satisfait, sachant qu'un jour sans doute, une prochaine fois, mon passage laisserait des traces plus durables et plus cruelles.


Longtemps j'ai ainsi vécu. Egorgeant là une poule, là un mouton, là un enfant. Personne jamais ne put me pourchasser. La terreur que j'instillais dans les coeurs était ma meilleure défense et me protégeait de vaines et dérisoires vengeances.


Un jour j'en eu assez, fatigue je crois, et me retirais dans les montagnes pour y opérer ma transformation. Le processus fut long et difficile, mais rarement douloureux. Quand je redescendis j'avais changé de forme, j'étais devenu d'un abord avenant et les femmes me trouvèrent beau.

Mais il restait au fond de moi un part du porteur de crocs que j'avais été, et cela me réjouissait plus que rien d'autre. Comme aujourd'hui où je vous raconte, peut-être.




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L'être



En ces temps-là il n'y avait personne sur les routes que d'indistincts badauds, que la vitesse ne me permettait pas dévisager sous le nez. Je les classais en quelques catégories de mon cru. Grands – petits – rougeauds – à tête de grenouille ou tête de chien – l'oeil morne et la morve au nez.


Moi, superbe, je passais au milieu d'eux, à grande allure, avec un regard hautain destiné à les mortifier. Il me faisaient comme une haie d'honneur et baissaient la tête, punis du sentiment de leur révoltes avortées, accablés de leur impuissance.


L'un parfois -par erreur sans doute, ou par curiosité- levait les yeux sur moi, comme je ralentissais par amusement. Aimable, je lui souriais et c'était pour lui comme une blessure. Il se tassait, se recroquevillait, s'entrepatassait et finalement exhalait un soupir déchirant empreint de la plus vive douleur. Je souriais derechef et passait mon chemin en haussant l'épaule.


Un jour, tout soudain, je pris conscience que cet être était toujours le même, de passage en passage, et qu'il me ressemblait trait pour trait. La surprise me fut grande, accompagnée d'éclairs dans le ciel. On entendit quelques trompettes, puis un grand silence immobile et blanc.


Depuis, toujours au même endroit, je ralentis à chaque fois. Et quand je m'adresse d'un regard nuancé d'interrogation à l'être qui me fixait depuis si longtemps, il bombe le torse.





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Flacon


A cette époque j'avais toujours sur moi un petit flacon rempli d'un liquide dont chaque goutte avait coûté la vie d'un millier d'êtres. Ce qu'il contenait, ma mémoire se refuse à l'évoquer, et surtout à le dire. Sachez seulement que des animaux, des plantes et des humains entraient dans la composition de ce liquide un peu visqueux et transparent comme le cristal de roche.


Le flacon était au fond d'une poche secrète d'un gilet qui ne me quittait jamais. Il était toujours près de ma peau et apportait à mon âme une sorte d'apaisement, de jouissance, de fatigue sereine. Je le sentais parfois palpiter, ou lancer de brefs éclairs de chaleur. Le liquide servait à me garder de mes ennemis.


Sans vergogne et sans questions j'usais de cette liqueur, elle avait tous les usages. Elle mettait le feu au palais de mes adversaires comme à la cabane du mendiant trop puant, elle enivrait les chiens, elle pouvait dégager un épais brouillard qui me dissimulait aux guetteurs, ou bien faisait s'ouvrir le sol sous les pas de mes poursuivants.

Une goutte au pied d'un arbre faisait naître des forêts, une goutte au nid des rats cruels en faisait sortir des myriades que je lançais à l'assaut des cités que ma cruauté faisait se rebeller.


Au fil du temps le flacon semblait ne jamais se vider malgré l'abus d'usage que j'en pouvais faire lors des razzias et des rapines, lors des guerres, des assauts, des sièges, des massacres. Puis un jour, d'un seul coup, il fut vide. Sans que rien ne le laissât supposer l'heure d'avant.

Le vieil homme qui m'avait fourni cette étrange essence avait quitté la terre que j'occupais. Nul moyen n'y pouvait faire, la fiole resta vide et la recette perdue.


Pendant longtemps je me fis oublier, voyageant dans des pays de misère où l'on mangeait les chevaux pour se distraire, où les femmes se teignaient de bleu, où les pluies de grenouilles vous glaçaient le coeur et les vents rendaient fou qui prétendait s'aventurer dehors les jours de tempête.

Puis l'on perdit ma trace, mon souvenir, le souvenir de mes horreurs, et jusqu'à mon nom. Jusqu'à ce que moi-même j'oublie ce nom.


Je revins dans ce pays qui avait trop changé pour qu'on me reconnût. J'ai toujours le flacon, vide.

Vous voulez le voir ?




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Jaguar


Quand j'étais un jaguar mes dents s'aiguisaient souvent sur les os de tendres petits animaux bleus à face de singe. J'aimais le goût délicat qu'ils avaient, et puis surtout j'aimais l'étonnement qui saisissait ceux qui me voyaient les dévorer.

Jusqu'à des plusieurs fois par jour je m'adonnais à cet innocent plaisir et en tirais une grande joie.


J'avais abandonné les arbres depuis longtemps et je dormais habituellement sur les bancs publics des mails au bord du fleuve ou des esplanades au long des places ensoleillées. Peu de gens m'approchaient sinon par curiosité mêlée de crainte. Cette crainte faisait danser au fond de leurs prunelles des reflets d'un acier bleuté qui me donnait envie de rire.

Mais je ne riais pas. Je baillais ostensiblement, mes yeux grands ouverts les fixait un moment puis mon regard les transperçait, se portant à travers eux jusqu'aux villes d'où partent les forts navires qui courent les mers froides que je ne connaîtrai sans doute pas.


Saisis, révélés à eux-mêmes dans les terreurs venues des nuits anciennes, ils reculaient lentement sans me quitter des yeux, puis s'enfuyaient en bredouillant des mots incompréhensibles aux tonalités rugueuses.


J'étais encore presque jeune en ces temps, et je vivais tranquille ainsi, coulant des jours de sang et de béatitude.





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Lever de soleil



Souvent, le matin, à cette époque et en hiver, le soleil se levait du mauvais côté.

La brume hésitait, flottant de ci-de là, ne sachant où aller. Tremblotant comme une gélatine.


Nous autres regardions, perchés sur un rocher en forme de crâne de cheval boulonnais, avec de hautes herbes qui semblaient une crinière. Des oiseaux désorientés se cognaient aux arbres, aux tours, poussant des cris ridicules et fluets et lents. C'était affreux.


D'improbables formes cotonneuses cherchaient à émerger du marais que nous surplombions, puis en haussant les épaules, retournaient dans leur fange. Des clapotis immondes s'ensuivaient que nos oreilles humaient avec avidité.


Nous, orchestrateurs involontaires de ce chaos, témoins hilares, nous nous moquions méchamment de ce soleil au lever contradictoire. Nos rires couraient sur l'eau croupie, s'insinuant dans les vagues avortées, dégelant les ombres vertes des profondeurs marécageuses.


Vexé de ces rires, honteux et confus, le soleil se recouchait.


Il pleuvait toute la journée.




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Oeil


Quand je portais un oeil de verre cela me procurait des joies assez perverses, car il avait l'avantage d'effrayer les gens. Je l'avais fait fabriquer d'une couleur spéciale, ou plutôt de la plus totale absence de couleur propre qui se puisse imaginer, puisque il était revêtu d'un miroir.

J'avais appris à garder sa paupière fermée en permanence, et à ne l'ouvrir que lorsque j'en sentais venu l'impératif moment. On ne regardait que mon oeil valide pour s'adresser à moi, avec une gêne, faisant semblant de ne pas s'apercevoir que l'autre oeil se tenait clos, feignant d'ignorer qu'il devait être mort certainement. Cela me ravissait.


Après trois ou quatre phrases creuses de mon interlocuteur, je ne l'écoutais plus. Je le regardais fixement, le visage impassible. Peu à peu son débit se ralentissait, puis les mots s'éteignaient ; un silence étonné s'installait. Alors je souriais et soulevais la paupière du mauvais oeil, découvrant le miroir. Lentement, sans cesser de sourire.

Le visage en face de moi s'allongeait, la bouche s'ouvrait pendante, les yeux s'écarquillaient. Il y avait souvent un petit tremblement, le regard de mon vis-à-vis plongeait dans le miroir puis la personne tournait brutalement les talons et partait presque en courant. Les gens ne supportaient pas de se voir dans mon oeil.

Debout, toujours souriant et la bouche légèrement tordue d'un rictus, je criais un au-revoir qu'ils n'entendaient pas. D'ailleurs jamais je ne les revoyais.


Les femmes généralement tenaient quelques secondes supplémentaires avant de s'enfuir, plus habituées à se contempler.





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Ossements


Nous n'avons trouvé que des ossements.


Même en creusant la terre, même en fouillant avec nos mains, avec des branches, des mâchoires d'âne, avec nos propres dents, nous n'avons trouvé que des ossements.


Entassés, mêlés de terre, de boue, de fange, brisés, broyés, esquilles pointues s'ébréchant sur le cuir de nos paumes. Nous étions partis sept ans et au retour nous ne trouvions que des ossements.


Pendant ces années de rapine, de pillage, de massacre, pendant ces années guerroyantes nous pensions les nôtres à l'abri, cachés, retirés, invisibles. Tous les hommes étaient partis, nous avions tué les vieillards avant notre départ et nous n'avions laissé que les femmes et les trop petits enfants, au fond des plus improbables clairières inconnues des peuplades hostiles.


Au bout de ces sept années nous revenions enfin, nos lourds chariots chargés de nos butins, de nos vols, de nos trophées. S'amoncelaient les peaux d'animaux rares, les vases d'or et les vaisseaux de vermeil, les pierres qui luisent sous le soleil ou la lampe et parent les poignets des femmes ou les torses des hommes.


Nous n'avons trouvé que des ossements, et quelques traces de bois noirci, de petits tas de rouille qui furent autrefois des objets, les restes d'une parure que nous ne pûmes pas même reconnaître.

Les os de nos compagnes et de nos fils, de nos filles, étaient dispersés, on ne pouvait en assembler de quoi mettre en une sépulture pour chacun d'entre eux. Qui aurait pu dire combien ils étaient ? Des tibias, des vertèbres, des côtes. Des côtes qui avaient autrefois porté les seins que nous caressions ; des petits crânes fendus que recouvraient autrefois les blondes chevelures de nos filles, des orbites creuses qui autrefois abritaient les yeux brillants de nos fils, des osselets, des morceaux, des poussières. Des débris d'êtres méconnaissables et oubliés.


Sept années d'expéditions sauvages, loin d'ici sans doute, au hasard des rencontres, au hasard du soleil, de la pluie, des orages noirs et des cieux dorés dans la chaleur du couchant. Aucun village ne fut épargné, nul survivant, ni femme ni enfant, ni mendiant suppliant. Les chiens même nous leur avons ôté la vie afin que jamais ils ne donnent l'alerte. Sauf un, un seul, pour qu'il puisse raconter un jour à ceux qui viendraient après nous combien nous étions terribles et sans pitié.

Et nous enterrions pêle-mêle les corps, sans les brûler au bûcher de rédemption, sans marquer d'une pierre la place où ils gisaient. Des cadavres en tas, que bientôt les vers, la vermine, la vie transformeraient en ces os blancs, impersonnels, abandonnés.


Sept années et puis nous revenions pour trouver des ossements, sans même savoir le nom ou bien l'emplacement des pays que nous avions ruinés, sans jamais savoir par où nous étions passés, sans laisser les traces ou les indices qui auraient pu nous faire connaître et semer la terreur. Sept ans à l'aveugle, avançant toujours erratiquement, ici, là, selon la pente, le touffu des forêts ou la surprise des clairières.


Et puis nous eûmes soudain un doute. Où étions-nous ? …




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Roues


Dans ces temps déjà hors de mémoire, nous n'avions pas encore de roues comme on les connait maintenant. Aussi étonnant que cela puisse paraître nous les fabriquions non pas rondes mais carrées, ou tout au moins anguleuses pour les plus luxueuses d'entre elles. Vous pouvez imaginer sans peine l'inconfort du moindre déplacement à l'aide de quelque voiture, carriole, char, et autres véhicules.


Cet inconfort ne nous laissait souvent d'autre choix que de descendre et de marcher exaspérés à côté, en bavardant (selon l'humeur) avec celui ou ceux qui tirait le convoi. Car nous n'avions pas encore non plus inventé la traction animale, et ce sont des hommes -parfois des femmes- qui tractaient l'engin dans de grandes fatigues.

Ces temps étaient les plus reculés de tous et nous sommes très peu à nous en souvenir encore.


Les gens de traction étaient tous issus d'une même famille, possédant de nombreuses ramifications dans tout le pays, ce qui nous permettait d'en trouver toujours un de libre en quelque endroit que nous fussions. Certains les traitaient fort mal -et cela était considéré comme d'une grande vulgarité- et d'autres les traitaient avec beaucoup d'amitié, ce qui était une autre forme de vulgarité.


Quand la roue ronde fut inventée il y eut de nombreuses protestations, des gens se jetèrent du haut des monuments, d'autres noyèrent leurs cousins, d'autres ricanèrent longuement en public en guise de mécontentement. Rien n'y fit. On en vit même se doucher de fumier et crier à la fin du monde.

Les gens de traction (qui refusaient de tirer les voitures avec des roues circulaires) petit à petit disparurent et nous restâmes longtemps à contempler nos chars immobiles, quelquefois encore chargés de bagages ou d'une ancêtre qui ne pouvait décidément plus marcher sur ses jambes.


Puis un homme de génie inventa la traction animale, avec des animaux dont vous ne soupçonneriez même pas l'existence. Ce fut une ruée.

Après un temps étonnamment court le souvenir des gens de traction disparut. Nous sommes peut-être quatre à nous en souvenir encore, mais je ne suis pas certain que le plus vieux d'entre nous soit encore vivant. De plus c'était une femme que j'avais peu connue.





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© Henri-Pierre Juguet